Hors normes
Aventure inattendue : il m’invite à une valse. Eh bien…j’hésite. Pas parce que je ne le connais pas, pas parce qu’il ne m’inspire pas confiance, ni qu’il est moche ou trempé de sueur. C’est tout simple : je mesure un mètre soixante. Un mètre soixante et un et demi, pour être précise. Et lui…au moins un mètre quatre-vingt-dix-huit. Plus peut-être ! Et voilà, je crains le pire, si c’est une charrette à traîner, je vais en avoir plein les bras, si c’est un mulet qui vous traîne, je ne vais pas peser bien lourd. Disons-le, je me sens petite chose fragile,… moi !
Mais comme je suis prête aux expériences, je prends le risque, allons-y…
Il valse tout à fait correctement, mais…expérience nouvelle : tous les regards, tous les contacts, tous les gestes sont différents. J’ai les yeux au niveau de sa poitrine, impossible de vérifier par-dessus son épaule si la place est libre, d’espincher les autres danseurs ou de faire un clin d’œil aux copines. Me voilà obligée de regarder d’un côté, ou de l’autre. Et le mouvement gracieux de ramener la tête à chaque tour est carrément désagréable : le nez sur sa chemise, même si elle est très jolie, c’est pas très jouissif. Quant à le regarder dans les yeux, cela ressemble à un regard d’adoration ! Je n’essaie même pas.
Le toucher est différent, il ne me tient pas aux endroits habituels, très haut bien sûr, et moi non plus d’ailleurs : la main haut tendue pour la poser sur son épaule, que je n’atteins même pas ; et j’en passe. Bref, une valse hors normes. Eh bien, quel plaisir nouveau !
Et voilà que ça me rappelle d’autres normes.
Ma copine Anne qui fait une tête de plus que son chéri. Le public rit d’abord en les regardant, mais il l’entraîne d’un geste si ferme, ils vont d’un pas si aisé et si énergique qu’on en vient à les admirer. Et cette femme à la démarche si dansante, dont la jupe ample et longue ondule avec une grâce sensuelle…imagines-tu que son pied droit est une prothèse ! Ses proches ont eu tendance à penser que pour si bien danser, elle n’était guère handicapée, sans penser que la danse, c’est sa kiné. Et ses grandes jupes cachent…la différence de niveau des genoux. Et cet extraordinaire danseur qui me touchait toujours dans la bourrée, mains qui saisissent le poignet au passage, bras glissant autour de la taille dans les croisés…fantaisie sensuelle ? Non, Pierre est simplement aveugle. Et la vieille dame de soixante-quinze ans qui poussait son vélo comme un déambulateur ? On a fait une drôle de tête en la voyant arriver au stage de danse. Elle dansait mieux que nous ! Juste, elle ne sautait pas. D’ailleurs, il y en avait un autre qui ne sautait pas : et c’est tout un art de respecter le rythme en gardant le contact avec le sol, quand on a une jambe folle et un pied qui traîne.
Hors normes aussi, les enfants. Eux font un mètre vingt. Personne ne les invite. Ils attendent la chapelloise ou le cercle circassien pour enfin passer de bras en bras. Et nombreux sont les danseurs qui font la tête ou les regardent d’un air condescendant quand vient leur tour. Du coup, certains se sentent ridicules et n’osent pas. Et si, pour eux, on modifiait la chorégraphie, si on transformait la pastourelle en pirouette? D’ailleurs, il faut, ce sont eux les danseurs de demain.
Et puis, il y a Myrrah : Myrrah, toujours enveloppée des soieries multicolores qu’elle taille et coud elle-même sans souci des modes (…j’en ai pris quelques-unes dans sa boutique…). Son poids s’écrit en trois chiffres. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui l’invitent. Mais quand son pied qui déborde du fin soulier rouge se pose en fin de saut, le parquet plie moins que sous les pieds des autres ! Plus légère que moi !
Hors normes. Foin des normes et des clichés. Soyons différents, faisons la place aux différents. Les danses « folk », les danses traditionnelles sont héritières, (même si c’est sûrement un peu fantasmatique), d’une réalité de communauté qui ne se donne pas un spectacle, mais qui se célèbre, qui se fête. Elle s’ouvre à elle-même. Chacun y a sa place.
Cheveux Gris