Rite primitif ou civilisation brillante ?
Dans la pénombre, la masse humaine ondule rythmiquement en pilonnant le sol. Une sombre énergie se dégage des silhouettes à peine séparables. Il semble qu’ils soient accrochés par deux pourtant.
Tout est gris. La masse humaine ondule en pilonnant le sol. Rythme caractéristique.
Une rixe va-t-elle éclater ? Les antagonistes seront-ils portés sur les bras, balancés jusqu’à ce qu’ils se calment ? Rite primitif ? Fête africaine ? Ou alors boîte de nuit ? Non, juste un rondeau de Gascogne sur un festival folk…
Tout est gris. Et avant de venir, ils ont choisi leurs plus belles fringues, elles ont sondé leur meilleur miroir, ils ont choisi les lignes élégantes, elles ont choisi les couleurs raffinées. Mais maintenant, tout est gris.
La masse humaine ondule en pilonnant le sol.
Parfois une silhouette se dégage de la masse. Elle reste sur le bord. Oh, elle y restera, pas de danger. Et si c’est les plus beaux yeux du monde, ils resteront noyés de pleurs, mourant de solitude au bord du lac rondeau. Et si c’est les meilleurs pieds du monde, ils resteront inactifs, figés au rivage de la mer des danseurs, et de l’autre côté, un autre cherche et ne trouve pas.
Danseur appelle danseur,
Deux danseurs s’appellent dans l’espace, mais ils n’arrivent pas à se trouver.
Danseur appelle danseur, danseur, répondez !
Dans le noir, sans y voir, dans tes nippes grises, tu peux attendre. Pas d’espoir, tu feras tapisserie jusqu’à la fin, s’il y a une fin, sauf si soudain la masse te crache par hasard un autre esseulé dans les bras, et si tu ne tombes pas sous le choc. Heureux es-tu si tu es venu scotché à ton partenaire. Sinon, tu n’as d’espoir que dans les danses en chaîne.
Là-bas, là-haut, sur le podium, pris dans l’éclat des projecteurs, ils jouent . Loin. Sans nous.
Ça endort. Je m’ennuie. Mes yeux myopes se fatiguent et s’ensommeillent. Y’a personne.
Mais soudain…
Une voix vient de la scène :
- On pourrait avoir un peu de lumière dans la salle ?
Et voilà…
Les couleurs s’allument, les visages apparaissent, et les regards se cherchent et se croisent. Les étoffes bougent, la ligne des gestes se dessine, belle dans la fluidité du rythme. Le danseur a trouvé le danseur de l’autre côté de la piste, et les yeux noyés s’illuminent, et ce sont vraiment les plus beaux du monde, et il y a une bonne chance que les pieds magiques de la meilleure danseuse du monde ne restent plus inactifs. Ça y est, elle danse déjà, ou alors elle regarde, regardez comme ils sont beaux, tous.
Qui a fait cela, qui a parlé ?
C’était le percussionniste de Boréale. Lui, il aime voir parce qu’il écoute. Pas mal, un musicien qui écoute ses danseurs. Pour bien jouer, il lui fallait nous voir.
Grâce à lui, la nuit s’éclaire. La salle de bal, brillamment éclairée, comme dans la littérature, la voilà lieu d’échange, de rencontre, de civilisation raffinée.
On pourrait avoir un peu de lumière ? Avais-je demandé quatre jours avant. Comme je ne suis pas le super-musicien d’un super-groupe, ils avaient tous hurlé. Ah non, pas les néons ! Sans compter que je ne demandais pas les néons…mais je le redis : de la lumière ! Lumina ! Lights, please ! Licht an ! Dritë ! Luce ! Luz ! que je voie tes yeux, Amato, et que tu me rejoignes depuis le coin opposé, sur un parquet plein, alors que nous n’avions même pas rendez-vous, pour un rondeau magique, dans la salle de bal brillamment éclairée…
Rite primitif ?
J’aime encore mieux les néons.
Cheveux gris