Tendances
Un nouveau commentaire à «Survivants» prolonge des échanges sur l'évolution et les pratiques du folk, ses répertoires, l'âge de ses acteurs. Le voici, suivi d'avis et observations en retour.
Bonjour,
Je suis une visiteuse occasionnelle, mais j'aimerais tout de même vous faire part de mes observations.
Je ne pratique la danse traditionnelle que depuis une douzaine d'années - découverte tardive mais passionnante. Ateliers puis stages divers (dans ma région Midi-Pyrénées, mais aussi Bretagne et Auvergne - Saint Gervais).
Il y a une grande disparité entre les régions : chez moi, la moyenne d'âge est plutôt élevée. En Bretagne et en Auvergne, les jeunes dominent.
Cependant, je vois aussi que globalement, les jeunes préfèrent plus volontiers ce que vous nommez je crois le "néo trad.'" et dans les bals il y a foule pour les cercles, chapelloises, etc. et surtout pour les mazurkas, scottishes, valses et polkas avec leurs variantes. Je ne les considère pas comme des danses "traditionnelles". Je les appellerais danses "populaires". Par contre nos bourrées d'Ariège, nos divers congos, nos branles et sauts ... peu d'amateurs.
Et là, j'ai envie de pointer une responsabilité chez les musiciens. Certes, beaucoup de groupes sont formés de jeunes très doués, mais sur leurs cd, que voit-on ? Sur 15 morceaux, on trouve 3 mazurkas, 2 valses, et autant de polkas et scottishes et en bal même absence de variété.
La transmission, ça commence aussi par l'offre : si les musiciens enrichissaient leur répertoire de danses moins connues, le public y viendrait peu à peu. Certains groupes (pas les plus en vue hélas) s'ingénient à ne pas proposer deux fois la même danse !
Qu'en pensez-vous ?
Nicole Picard 11-02-2014
Quelques observations en retour.
Bonjour Nicole,
Tes remarques me stimulent beaucoup. Je fais partie, comme musicien, d'un groupe de grande longévité, qui a gardé pour ligne directrice la diversité offerte en bal. Tout en promouvant en grande partie une offre régionale locale, tout en incluant des «must fédérateurs» du bal folk, notre répertoire caractéristique dit «d'Alsace» est en fait souvent plus largement «rhénan». Ses musiques régionales d'autrefois sont puisées dans des collectages anciens, 18è et 19è siècle surtout. Les danses en sont majoritairement revivalistes toutefois, en l'absence de spécificités strictement traditionnelles connues et historiquement attestées par des sources fiables et des démarches solides de chercheurs. C'est de ce point de vue de musicien et de danseur pratiquant de très longue date que je te réponds.
• L'étiquette «néo-trad'», cette appellation -assez récente- me paraît fourre-tout. En réalité, dans le «folk pratiqué en Europe de l'ouest» (délimitation prudente), on en fait forcément, du néo-trad', dès qu'on n'est pas soi-même issu d'une société ethnique très caractérisée et bien en vie. C'est vrai en tant que musicien, comme danseur aussi, et même sans le savoir ou l'admettre. Pas nécessaire pour être « néo » qu'il y ait guitares basses, synthés, batterie, ni accords sophistiqués ou impros jazzy. Bien des groupes se réfèrent de bonne foi à la tradition, parce qu'ils s'en inspirent plus ou moins, cherchant soit à s'en rapprocher, soit à s'en distancier délibérément. Ils en font réellement autre chose, y compris dans le respect -fort ou approximatif- de certains codes transmis, souvent indirectement, par des anciens, vaste sujet. Affaire de goût, de capacité, de choix artistiques, tout cela est défendable et intéressant. Musiciens et danseurs néo-trad' (ou post-trad'?), nous en sommes tous dans le folk, nous faisons de la néo-trad' comme M. Jourdain fait de la prose. Certains, lucides et créatifs, parlent de «traditionnel contemporain», amusant oxymore. Les musiques traditionnelles au sens strict (du moins celui, d'une grande rigueur universitaire, porté par Yvon Guilcher), sont issues et pratiquées dans un terroir et un milieu ethnique cohérents où il fait sens quasiment au quotidien.
• Les musiques d'autrefois ne sont pas traditionnelles du seul fait de leur ancienneté. Le bal folk les valorise beaucoup, mais elles furent très souvent des danses de salon à la mode, peu à peu popularisées, «folklorisées». Exemple : les danses de couples des aristocrates et grands bourgeois d'Europe du XIXè s., danses que tu mentionnes. Une fois les engouements urbains de l'époque retombés et essaimés dans des campagnes, elles ont été assimilées, transformées, consciemment ou non, via d'autres musiciens, leurs instruments, avec des postures corporelles et gestuelles différentes des danseurs etc. Ces «provinciaux ou ruraux», tout comme les folkeux urbains d'aujourd'hui, ne les ont pas inventées, mais copiées et adaptées. Valses en tous genres, scottishes, polkas, mazurkas pour les plus connues, sont donc non-traditionnelles en ce sens. Mais c'est ensuite aussi un débat sémantique subtil et passionné d'érudits et de spécialistes, parfois de puristes. Il vaut cependant mieux en connaître certains contours et leurs limites pour ne pas trop imaginer, ni fantasmer naïvement et surtout ne pas affirmer trop d'inexactitudes parfois délirantes sur le passé et le présent, lors de nos discours et pratiques d'aujourd'hui.
• Historiquement et de manière réaliste, les musiciens populaires ont une tendance forte, car liée à leur survie économique, à aller dans le sens des vents dominants, c'est-à-dire, à jouer à la demande, en suivant l'air du temps, les airs du temps. Les bals et instrumentations traditionnels se sont ainsi largement étiolés avec l'industrialisation et l'exode rural. Les accordéons polyvalents (puis les instruments électriques) ont supplanté les instruments anciens des terroirs (et la musique à bourdon, souvent « modale », donc plus typée et plus limitée harmoniquement. Des danses à la mode, et surtout les danses de couples puis l'individualisme de la modernité, ont pris l'ascendant sur des pratiques ancestrales plus collectives et leurs arrière-plans culturels en rapport.
• Ni les musiciens ni les danseurs ne sont forcément, tant s'en faut, des militants d'une culture, d'une ethnie, d'une région, d'un style de vie à préserver, de valeurs «politiques» ou «sociétales» ni immuables, ni impérissables. Ils ne sont pas formés à ces options, pas sortis d'un terroir protégé comme une réserve, ni spécialement désireux de préserver un riche patrimoine voué à l'oubli. Certains préfèrent créer et arranger en toute liberté, d'autres interpréter, d'autres revisiter des répertoires, selon leurs talents et compétences ainsi que de possibles attentes financières. En tout cas, l'on ne peut espérer d'eux une offre spontanément «pédagogique» ou «militante» de principe pour une biodiversité des danses, dont la multitude est d'ailleurs vécue comme stressante par un public inexpérimenté.
La priorité que tu décris et regrettes [moi aussi], dans la propension des groupes « jeunes » du folk-trad' à suivre et flatter leur public dans quelques danses actuellement à succès, est assez évidente. Les CD enregistrés aujourd'hui stimulent des egos artistiques (très contemporains) et gagnent éventuellement un public plus large, ou simplement différent : on ne peut constater des ruées nouvelles durables sur le terrain de bals qui en lorgnent vers les «musiques actuelles», par des métissages appuyés du trad'. Tout cela réinvente peut-être l'évolution d'il y a pas mal de décennies, quand le bal populaire a détrôné le bal traditionnel, puis que la culture de masse a imposé ses codes et standards dominants (variétés, rock, pop, rock etc. avec des musiques plus savantes).
Chère Nicole, en copiant/adaptant un certain Blaise Pascal* dans une correspondance fameuse, je tiens enfin à m'excuser de n'avoir pas eu le temps de faire plus court.
Bonne poursuite en Ariège et ailleurs,
J.H. 19/05/2014
• *«Je voudrais avoir écrit une lettre plus courte, mais je n'en ai pas le temps» (B. Pascal, Lettre XIV)
• Un commentaire très clair sur la « biodiversité » en bal, signé ZOUG, après un intéressant récit/Gennetines, voir Retour de Gennetines 2010