Ouvrons le bal : un point de vue musical, par Jacques Hund
Intro : l'auberge espagnole et le bazar
La libre interprétation
L'âge réel des sources
Mener un bal
Nos sociétés traditionnelles ont disparu, mais leurs musiques ?
Bal folk, modernité (r)urbaine mouvante
Au bon bal
Ruptures, fractures et replâtrages
Du purisme à l'anachronisme
Rituels mélanges ?
L'instrumentation : des familles recomposées avec des pièces rapportées
Rappel : encore un petit effort ?
Intro : l'auberge espagnole et le bazar
Toutes sortes d'instrumentations et d'arrangements sont observables en bal folk, incluant fréquemment l'usage d’instruments et de moyens électriques ou électroniques. Cet univers original est aussi bien une auberge espagnole qu'un grand bazar, très éloigné d'une institution définitivement établie. Il révèle une pratique assez peu sujette aux canons musicaux dominants. C'est un genre déambulant à ses nombreux rythmes, flottant sans couler et bien insaisissable, que le "folk" à danser sans spectacle ni costumes…
Des savoir-faire, styles et étiquettes à la traçabilité complexe s'y côtoient, s'entremêlent ou s'entrechoquent. Très divers et même hétéroclites, ils s'égrènent de la plus trad' "basique enracinée" assez usuelle, à la plus rare "trash" de sonorité saturée/déjantée, moins consensuelle.
Chacun peut donc proposer ou trouver son style musical de bal, applaudir ou tolérer les façons tantôt voisines, parfois cousines, et critiquer selon son goût et ses passions tout avatar jugé trop élémentaire ou trop excessif, trop nostalgique-écomuséologue ou insuffisamment pop-jazz feeling contemporain.
La libre interprétation
Interpréter à sa guise… oui, mais. Pour ce qui est du bal, le respect de quelques règles fortes et de repères indispensables devrait dominer. L'objectif majeur en serait de pouvoir faire danser un maximum des participants potentiels, mais aussi de les faire BIEN danser (pas de pogo-défouloir), sur une musique choisie, pensée, préparée, obsédée par cet aboutissement.
De très bons concertistes peuvent être décevants en bal (et inversement !) souvent par méconnaissance des besoins des danseurs. Certains musiciens et groupes parviennent à satisfaire toutes les exigences avec brio et talent. Il faut les tester, rien n'est jamais acquis d'avance, c'est, dit le cliché, une question d'alchimie entre la scène et le parquet.
L'âge réel des sources
Le bal folk est une proposition d'assemblages inépuisables d'airs à danser d'origines plurielles. Musiques parfois traditionnelles de temps reculés ou supposés tels, qu'elles soient toutes simples ou audacieusement sophistiquées, anciennes ou à peine rétro, populaires ou savantes, folkloriques brutes ou très solidement "chorégraphiées", revivalistes ou inventées. Elles sont ainsi souvent revitalisées avec plus ou moins de références, de conviction, d'ardeur du néophyte ou de foi du charbonnier, de créativités délirantes ou de reproductions conventionnelles, plus ou moins de citations ou décalages subtils, de vraisemblance historique.
Mener un bal
Une bonne musique de bon bal folk doit favoriser la réalisation d'une harmonie de gestes individuels et de mouvements collectifs dans une cohésion visible des couples, groupes, cercles, chaînes, lignes de danseurs. Pour cela les musiciens spécialistes du bal privilégieront un rôle de support et d'accompagnement attentif au service d'un répertoire large, adaptable en souplesse, praticable par les danseurs présents ici et maintenant, fondamentalement non spécialistes. Le défi musical habituel du bal est que les danseurs y sont en majorité peu ou inégalement expérimentés. Il faut savoir beaucoup mettre en œuvre pour les intégrer à l'événement en respectant leurs niveaux variables de réceptivité et d'envie de se lancer
Nos sociétés traditionnelles ont disparu, mais leurs musiques ?
Une forme de constat quelque peu dérangeant mais réaliste (et scientifiquement posé et décrit par d'autres - chercheurs confirmés cf. la famille Guilcher) est que la musique traditionnelle n'existe plus depuis belle lurette. Dans le milieu rural traditionnel il n'y avait pas de "bal folk" sous les formes multi-culturelles et débridées élaborées aujourd'hui, cela eût été impensable, insensé et techniquement impossible. Toutes les pratiques actuelles sont donc des représentations, c'est à dire une évolution liée à un imaginaire et une trame culturelle de notre époque même si elles s'inspirent réellement mais pas exclusivement de certaines sources connues du passé. Petite digression : jouer de la musique sur des instruments traditionnels ou anciens ne signifie pas que la musique devienne traditionnelle par un effet magique dû à l'outil. La "Marseillaise" à la cornemuse reste un hymne national, d'un compositeur identifié et pour une fonction repérable; Brassens ou Gainsbourg interprétés à l'accordéon même diatonique restent du Brassens et du Gainsbourg; mais ne nous égarons pas.
Bal folk, modernité (r)urbaine mouvante
Ces bals sont donc bel et bien une intéressante et attachante création, vrais produits de la société contemporaine et très portés par la modernité et les commodités techniques et sociétales d'aujourd'hui. Ils ne sont guère, sinon pas du tout, en phase avec les us et valeurs de la ruralité originelle, en particulier au plan musical. Les bals "folk" vivent et tournent en attirant un ensemble aux proportions imprévisibles d'hommes et de femmes, de passionnés, d'esthètes, de curieux, de fervents, d'occasionnels, de militants, de rêveurs, d'habitués ou d'originaux du samedi soir. Danseurs des villes plutôt que des champs, ou "rurbains", comme disent les sociologues.
Très fréquemment ces publics se montrent peu ou très vaguement informés des contenus et origines des répertoires qu'ils découvrent et pratiquent, ni des partis - pris et contraintes rencontrés ou choisis par les musiciens dans leur activité d'animation.
Les démarches artistiques (et commerciales) des groupes musicaux sont éclectiques. Les musiciens sont surtout amateurs et associatifs issus de milieux et formations variés mais l'on compte aussi une minorité de professionnels, intermittents du spectacle. Beaucoup apprennent et jouent, peu ou prou, "d'oreille" et de mémoire et ça, c'est une façon quasi traditionnelle. Certains ont des médailles et prix de conservatoires.
Au bon bal
Voici quelques critères (personnels !) rapides proposés (à compléter et à affiner) pour jauger une production musicale de bal folk :
- si en jouant juste en marquant des temps forts et faibles perceptibles sans cesse et facilitants pour les danseurs, (sans improvisations ni solos gratuits, intempestifs et parasites car déconnectés de tout apport utile à la danse, le concert, c'est différent)
- si le tempo - la vitesse - respecte avec maîtrise les aptitudes et possibilités de danseurs moyens de constitution et de technicité normales
- si les décibels produits permettent de converser entre participants grâce à une sono vigilante et bien au point pour chaque instrument présent
si le répertoire est ouvert sans complexe à plusieurs types de danses, de figures, de partenaires, de sociabilité - si les musiciens s'intéressent autant sinon plus à la qualité de la danse qu'à eux-mêmes, et annoncent avec une certaine précision et concision d'information leurs danses et leurs sources
- s'ils s'abstiennent de choisir des danses complexes à expliquer, démontrer, décomposer au-delà de deux minutes tolérables (l'enseignement se fera ailleurs qu'en bal qui est une situation festive distincte d'un atelier d'apprentissage),
alors il y aurait là tous les ingrédients d'une bonne musique de bal folk. Si en plus elle est travaillée, arrangée avec talent et même de l'humour, on peut approcher une certaine forme de bonheur dans la danse et la convivialité espérée.
Ruptures, fractures et replâtrages
L'on repérera donc de nombreux styles de jeu. Ils se caractérisent comme plus ou moins amoureux, respectueux des formes anciennes connues ou au contraire en rupture distanciée des instruments et modes de jeu historiquement estampillés "traditionnels". La rupture est significativement consommée quand elle concerne l'abandon des cornemuses et vielles à roue qui imposaient les charmes et les contraintes des musiques et tonalités "à bourdon" (cet accompagnement est caractérisé par un son continu en harmonie, tenu durant tout le morceau).
Une grande densité de débats et discordes aujourd'hui apaisés et courtois distinguent ou opposent encore puristes, folkloristes, revivalistes, progressifs et autres courants moins explicites. Par exemple sur l'instrumentation électrique ou simplement pour ou contre tel ou tel degré d'amplification, de mixage, de complexité. Ou encore sur l'intérêt et la qualité des compositions actuelles, de la création de nouvelles danses et chorégraphies de bal, sur la recherche ou non d'intégration du genre et de ses groupes dans des circuits médiatiques commercialement porteurs, sur les contenus des textes chantés en scène (archaïsme ou modernité?), la transmission orale, écrite ou enregistrée des répertoires etc. Ce sont autant de terrains où des passions et compétences se manifestent régulièrement.
Du purisme à l'anachronisme
L'instrumentation du bal est résolument ouverte, souvent paradoxale, joyeusement anachronique, en union libre, à polyphonie variable, malgré certaines dominantes et habitudes actuelles de mise en place relativement modernistes (rôles de l'accordéon et des diverses guitares).
La recherche du purisme, de reconstitutions musicales dans le culte ou l'esprit du passé, les quêtes folles d'authenticité affichées ici ou là, peuvent apparaître comme des utopies fondatrices et stimulantes pour certains, garantes de qualité et de véracité ou au contraire comme des impasses illusoires, absurdes et inadaptées selon d'autres.
Le trad' le plus "fondamental" outre le chant serait en résumé de la musique à bourdon jouée en solo. Si plusieurs instruments participent (cas rare jadis), elle serait jouée à l'unisson - ce qui aujourd'hui lasse ou dérange vite. Les cornemuses, les vielles à roue, avec leurs contraintes et incertitudes sonores, présentent une certaine difficulté d'acceptation spontanée pour les oreilles du tout-venant (une fois passé l'effet spectaculaire de curiosité et d'exotisme intérieur de bon ton). Ces instruments emblématiques du milieu et attestés dans nombre de contextes culturels gagnent manifestement à s'associer avec des instruments et des sons plus accommodants pour l'oreille d'aujourd'hui. C'est le cas le plus fréquent dans la pratique actuelle .
Rituels mélanges ?
Les mélanges, hybridations, fusions, emprunts, échanges, mélanges jazzy, latino, balkano, tzigano, scandinavo, orientalo, afro-celticoïdes, etc. sont à la fois infinis et d'effet tendanciel (liés à des modes et aux goûts du jour). Nec plus ultra salvateur pour les uns, surcharge égocentrique et pédante pour d'autres, l'équilibre fusionniste doit être constamment trouvé et est en perpétuelle réinvention. L'influence "interactive" permanente des musiques et musiciens issus de genres et lieux différents est multiséculaire. Ce n'est pas vraiment là une idée nouvelle, seule la rapidité de propagation, de diffusion, de circulation, s'est radicalement accélérée plus récemment.
Les musiques ainsi produites sont manifestement accrocheuses, dans l'ensemble le résultat contribue à plaire plus vite à un public plus large et à mettre le musicien performant en valeur en le sortant de la simple routine. Petit conseil en langage marketing mondialisé : dire en résumé "métissé" ou même, au besoin, "world", le terme de "musique OGM" pour décrire ces mélanges musicaux passe par contre pour un impair de très mauvais ton dans le milieu. .
L'instrumentation : des familles recomposées avec des pièces rapportées
Avec l'accordéon (préférence affective et culturelle marquée du milieu trad' pour les "diatoniques" de toutes formes et capacités), le jeu se modernise - ah ! bon ? - se rationalise, s'harmonise selon des usages plus académiques et des conventions musicales plus consensuelles (accords de musique déjà harmonisée et standardisée).
Avec de la guitare, l'univers musical trad' fédère d'autres public, capte et intègre notamment les sonorités bluegrass, folk et country d'Amérique, le "rock" - avec basse, guitare d'accompagnement, etc. et souvent batterie ou percussions lourdes. Mais les sons latins ou internationaux en découlent également.
Tout ceci porté ou enrichi le cas échéant par des flûtes de toutes familles, des violons, mandolines, parfois du piano, des saxos, clarinettes, bombardes et toutes sortes d'éléments rapportés d'origine plus lointaine (bouzouki…irlandais, nyckelharpa scandinave, derboukas, djembés, didgeridoos …) ou de caractère médiéval (psaltérion, harpes, cromornes, guimbardes, bodhran…). De plus, tous grands principes mis en veilleuse, quelques synthétiseurs fonctionnels mais décalés s'insèrent utilement dans le paysage sonore du bal folk.
Rappel : encore un petit effort ?
Comment approfondir plus méthodiquement ce domaine ?
- Lire des articles ou ouvrages d'ethnomusicologie (accrochez-vous), des critiques musicaux (sympa, dans l'ensemble) des collections complètes de la presse spécialisée : tous ouvrent des pistes et des voies en enrichissant les perspectives par l'apport de sources, des notions et du vocabulaire nécessaires.
- Beaucoup solliciter les musiciens actifs, chacun détient sa part de vérité(s) et de témoignage. Ils sont bien souvent loquaces et diserts pour parler de leurs instruments et de la musique qu'ils jouent, même s'ils ne sont pas omniscients ni source absolue de référence théorique ni historique.
- Et surtout, fréquenter assidûment tous les lieux de musique vivante dont les bals folk sont un maillon fort. Dès que possible y danser, y jouer et y faire danser.
Jacques Hund musicien amateur et amateur de danse, en bal folk.
jacques.hund@estvideo.fr
Ecrit spécifiquement pour AccroFolk.net en octobre 2005
Paru dans Trad magazine, n° 110, en novembre 2006