«Ne vous laissez pas coca-coloniser» 30 ans après
PETE SEEGER, «Ne vous laissez pas coca-coloniser » Telle était, en somme, la devise de Pete Seeger dans ces années-là. Sa «petite phrase », en tout cas.
Ces années-là ? En 1972 exactement. Pete Seeger donnait un unique concert à Paris, un «Musicorama» patronné par Europe n° 1, à l’Olympia. Journaliste à «Rock & Folk», et passionné de folksong, comme des milliers d’autres «Fous du Folk» j’attendais ce concert avec impatience. Le précédent remontait à 1967. J’avais assisté, en compagnie d’une dizaine de confrères, dans un salon d’un grand hôtel parisien, à sa conférence de presse, dont l’interprète n’était autre que…Joe Dassin. Les deux chanteurs se trouvaient sous contrat avec la même maison de disques : Columbia (CBS pour la branche européenne).
Cette fois-ci, j’espérais une interview. Mais l’attachée de presse de CBS m’informa que Pete Seeger n’aurait aucun temps libre lors de son étape parisienne, en pleine tournée européenne. Par contre, et c’était la bonne nouvelle, Pete avait adressé un texte «à la jeunesse du monde entier» et autorisait la presse à le traduire et à le reproduire, libre de droits, en partie ou en entier. Il répondait «à toutes les questions que vous pourriez lui poser sur la musique», nous assurait-on.
J’abordai cette lecture avec un mélange de curiosité, d’espoir et de circonspection. Après tout, les maisons de disques ont plus d’un tour dans leur sac pour déguiser en exclusivité retentissante les propos les plus insipides et éculés, voire pour attribuer à un artiste des réponses concoctées par un service de presse à la botte. Sauf qu’avec Pete Seeger, il n’y avait pas de triche, pas d’arnaque possible.
Dès les premières lignes, je me suis rendu compte que j’étais en train de découvrir ce qu’on appelle parfois pompeusement «un texte fondateur.» Pete nous disait bien, que nous fussions Français, Russes, Espagnols ou Japonais, qu’il n’y avait «pas de mal» à nous intéresser aux musiques populaires nord-américaines - le contraire eût été étonnant, tout de même ! - mais que nous ferions bien d’aller voir, écouter et fouiller dans nos propres traditions musicales, aux richesses inconnues, voire insoupçonnées des premiers concernés : à savoir vous et moi. L’homme qui nous disait cela était un ancien soldat de l’armée américaine, en service au Japon vers 1944, 45, à l’époque où ses copains libéraient l’Europe occidentale et où nos parents ou grand-parents apprenaient, avec délectation, à fumer leurs cigarettes, siroter leurs boissons gazeuses, écouter leur jazz, lire leurs romans policiers, regarder leurs films. Et pourquoi diable jouait-on «aux cow-boys et aux indiens», dans nos cours de récré ?
En 1972, peu après le passage de Pete Seeger d’ailleurs, Alan Stivell triomphait à l’Olympia (on ne disait pas encore «mettre le feu» : c’était réservé aux incendies). En quelques mois, l’album d’Alan Stivell à l’Olympia allait se vendre à plus de 100 000 exemplaires. Un des musiciens de son groupe, Gabriel Yacoub (guitare, banjo, chant), ancien interprète de musique «old-time» des Appalaches avec la New Ragged Company, allait fonder son propre groupe, chantant des ballades traditionnelles françaises : Malicorne. L’album Almanach de Malicorne (paru en 1975) allait à son tour dépasser les 100 000 exemplaires vendus dans l’année. Puis La Bamboche, Mélusine et une kyrielle d’autres groupes puisant aux sources de la tradition, rurale ou urbaine, allait découvrir et populariser des chants de bouviers, de soldats, de marins, de prisonniers, des comptines enfantines, des berceuses, des histoires d’amants jaloux, de meurtres en chansons, tout aussi mystérieux et fascinants que les «House Carpenter», «Henry Martin», «Polly Vaughn» ou «Shenandoah» que chantaient Joan Baez, Peter, Paul & Mary et, bien avant eux, Pete Seeger et ses amis Woody Guthrie et Leadbelly. Un ancien du duo Wandering, qui chantait des blues en langue américaine chaque mardi soir au «hootenanny» du Centre Américain boulevard Raspail, Bill Deraime, allait se mettre à écrire et à enregistrer des blues en français.
Et puis le cercle s’élargissait : après les Bretons (Stivell mais aussi Tri Yann, Gilles Servat, Gweltaz Ar Fur, les Diaouled Ar Menez), les Occitans (Marti, Patric, Verdier, Rosine de Peire) s’y mettaient ; les Corses, les Basques, les Alsaciens, les Wallons produisaient leurs chanteurs, leurs groupes, leurs disques, leurs festivals, où tout le monde musical d’ici et d’ailleurs se rencontrait et s’influençait.
En 1976, à l’occasion des cérémonies du bicentenaire des Etats-Unis, la musique cajun de Louisiane sortait de l’ombre : jusqu’alors connue des «seuls Fous du Folk» en France, elle était promus par les radios de service public. Des Américains qui chantaient en vieux français, voilà qui épatait !
Cette passion musicale avait aussi une résonance culturelle et politique : du plateau du Larzac aux sites de futures centrales nucléaires (Bugey, Plogoff), des mouvements ouvriers radicaux (grèves du Joint Français et du lait en Bretagne) aux fêtes des partis politiques de gauche et d’extrême-gauche, des anarchistes aux antinucléaires, on voyait et on entendait «les groupes de folk» aux côtés des auteurs-compositeurs aux textes engagés comme Léo Ferré, Colette Magny, Catherine Ribeiro ou François Béranger. Un jour, lors d’une manifestation cycliste organisée par le Mouvement de Défense de la Bicyclette dans les rues de Paris, j’ai entendu un manifestant juché sur son vélo scander, au milieu de slogans plus convenus du style «Des vélos ! Pas d’autos !», la petite phrase : « Ne vous laissez pas coca-coloniser ». Pour cela, autant que pour la musique, j’ai conçu de la reconnaissance envers Pete. Et j’ai pensé qu’il sourirait dans sa barbiche s’il voyait et entendait ça.
Il y avait plus : autrement que la musique ou la chanson de variétés, la musique folk était perçue comme non-réservée aux seuls professionnels. Les festivals, les bals, les stages de danse, les folk-clubs et les hootenannies qui proliféraient de Paris à Bordeaux, de Lyon à Bruxelles ou, en Bretagne, la renaissance des festou-noz, tout cela soulignait que tout un chacun, comme vous et moi, pouvait jouer et chanter, même mal…l’important étant de reprendre possession d’une musique confisquée par les marchands.
Grosso modo, cette joyeuse insurrection musicale dura jusqu’au début des années 1980.
De manière plus souterraine, jusque dans les années 1990 et 2000 (festival de Ris-Orangis), où ce qui fut «le folk» a rencontré l’ensemble des «musiques du monde», on peut arguer que la fameuse lettre de Pete Seeger a suscité, directement ou non, bien des vocations.
En tout cas, bien des chanteurs et des musiciens d’ici n’auraient peut-être pas joué les mêmes choses, ou pas de la même manière, voire, peut-être, pas chanté dans la même langue, si Pete et sa lettre n’étaient passés par-là.
Un jour de septembre 1980, Pete Seeger était l’invité du grand concert en plein air de la Fête de l’Humanité, au Parc de La Courneuve. C’était son premier retour public en France depuis l’Olympia en 1972. Avec les disques Chant du Monde, représentant en France le label Folkways, où il était revenu après sa fin de contrat chez Columbia, nous avions édité le double album de Pete, Singalong, enregistré en public, qu’il considérait comme «son testament musical». J’en avais traduit le livret. Cette fois-ci, pour notre bonheur, Pete restait quelques jours en France. Nous avions convié quelques amis chanteurs et musiciens connus du «folk français» à venir le rencontrer en coulisse. De ceux qui, justement, avaient connu la fameuse lettre. Chacun apporta son plus récent 33 tours pour le lui offrir. Comme pour lui dire : «Vous voyez, Pete, votre lettre a servi et on vous en remercie». Pete Seeger prit les disques, les glissa dans son sac et regarda notre petit groupe en disant : «Merci beaucoup mais, excusez-moi, je ne sais pas si je pourrai les écouter, ou quand, car je n’ai plus de tourne-disques chez moi.»
Ce fut l’épilogue le plus déconcertant à l’épisode le plus passionnant de notre vie de «Fous du Folk».
Jacques VASSAL (journaliste, traducteur, écrivain) - juillet 2006 - Copyright Jacques Vassal
Merci à Jacques Vassal pour ce texte écrit spécialement pour Accrofolk.net