Retour de bal
Je le jure, c'est pas inventé.
Cendrillon devait rentrer avant minuit. Elles ne sont rentrées ni l'une ni l'autre. Il y avait bal, bal folk, dans ce hameau de la montagne. On danse, on danse encore, on danse toujours dans la tiédeur de la nuit de juillet.
Elles sortent en riant de la grande salle, toutes les deux quinze ou seize ans, jupes humides de sueur, boucles rousses de l'une et longues mèches brunes de l'autre trempées et gouttant sur leurs fronts. Elles s'effondrent sur le banc, dehors, le long du mur. Les acharnés dansent encore, mais là, elles n'en peuvent plus : elles ont commencé à danser à huit heures, avant même le début du bal, pendant que le musiciens s'accordaient, et il est deux heures. Valses, contredanses, horas, mazurkas, gavottes, elles n'ont pas arrêté...
- On rentre ?
- Oui...enfin...il faut marcher deux kilomètres...ça monte...tu n'es pas fatiguée, toi ?
- Oh, si !
- Si on trouvait une voiture ?
Elles demandent aux fumeurs, aux buveurs, aux fatigués qui flânent devant les portes. Personne ne bouge: ils n'en ont pas, ou n'ont pas envie de partir, ou dorment ici. Déception. Il n'y a plus de carrosse pour elles. Pour un peu, elles regretteraient d'avoir refusé, à minuit justement, une occasion raisonnable...
Et voilà que quelqu'un répond. C'est un petit homme râblé, sec, brun. Elles ne le connaissent qu'un peu, elles ont parfois dansé avec lui. Il travaille ici, à la ferme.
- Moi, je n'ai pas de voiture. Mais j'ai un cheval.
Flottement.
- Je peux vous ramener à cheval. Ca vous va ?
Flottement encore. Est-ce une blague ? Il a l'air sérieux, pourtant. Un cheval, vraiment. ? Tout ce qui reste du carrosse évanoui? Et si c'était sérieux ?
- Euh...oui.
- Je vais prendre une bride. J'en ai pour deux minutes.
Il s'éloigne et s'évanouit dans le noir. Autour d'elles, la musique continue avec force, duo violon-clarinette, basse énergique et sophistiquée, traits brillants du diato. Elles se regardent avec hésitation.
- Tu crois que c'est sérieux ?
- Euh...
La bouche ouverte, elle hésite encore à répondre quand l'homme réapparaît. Il a bien une bride à la main.
- Il est au pré, juste là derrière.
Alors elles se lèvent, en défroissant leur jupe, et le suivent. Autour d'eux, des rires fusent, quelqu'un leur lance un lazzi. Elles s'éloignent, la tête haute. La musique, peu à peu, s'affaiblit derrière elles.
La nuit. La barrière du pré. Il y a vraiment, là, un petit cheval, massif, avec une grosse crinière, croupe ronde, membres forts. Un petit cheval de trait, noir sur le fond plus clair du pré.
- Sherpa !
L'homme va vers lui, lui parle à mi-voix. Le cheval s'ébroue tranquillement et vient vers la barrière. Cliquetis de la bride qu'il lui met. Il attache la longe à la barrière.
- Allez !
Il s'adosse au flanc de la bête et fait la courte échelle. Elles hésitent, puis la plus hardie s'avance. Il la hisse avec force. La seconde est plus maladroite. Elles pouffent. L'une devant l'autre, elles arrangent leur jupe, sur les flancs, sur la croupe.
Et l'équipage prend le chemin. Bruit tranquille des sabots, bruit léger des pas de l'homme, avec parfois un caillou qui roule, bruits de la nuit, senteurs de l'été. Elles regardent la nuit, elles écoutent la nuit. La danse qu'on n'entend plus tourbillonne encore en elles, se confond avec le balancement du pas, et la fraîcheur montante de la nuit sur leur visage et leurs épaules contraste avec la tiédeur rassurante de la bête qui les porte.
Elles se taisent. Tout est nouveau. Le ciel sombre brille de tous ses feux. La musique du bal, trop lointaine maintenant pour être encore entendue, continue de chanter en elles.
Eblouies, extasiées, elles ont changé de monde. Elles ont quitté le bal, quitté le palais bien après minuit, elles traversent un étonnant domaine, un mystérieux royaume où les mène un serviteur fidèle, un guide, un chevalier servant ou un prince magicien, venu d'Orient (C'est vrai qu'il est bien brun...) ou du fond du Moyen-Age.
La masse sombre des maisons, du château qui attend se profile peu à peu. L'équipage s'en approche, se glisse entre les bâtiments, les sabots claquent sur les dalles Elles sont arrivées au château.
Le petit homme sec et brun se tourne vers elles, passe la longe autour de son bras, les aide à sauter à terre, l'une, puis l'autre. Elles soufflent des remerciements. Il sourit. Ils se regardent. Ils ont dans les yeux la même lumière.
Alors, il attache l'extrémité de la longe de l'autre côté du mors, et, d'un seul mouvement, il monte. Va-t-il disparaître, redevenir un lézard ? Non : un geste de la main, et il part, cavalier solitaire, plus loin dans la nuit, sans revenir, continuer la magique promenade.
Elles vont se coucher, étourdies de musique, de danse, de rêve, de voyage dans cet étrange pays où les jeunes danseuses sont des princesses de contes.
Etait-ce un rêve ?
Cheveux Gris